M.Mbark Taous, président actuel de l’association Tilelli a d’abord pris la parole en Tamazight pour souhaiter la bienvenue à toute l’assistance et rappeler que cette activité rentrait dans le cadre de la célébration du printemps amazigh. Il rappela que la commémoration de Tafsut n’imazighen remonte à 1980 ,date à laquelle Mouloud Maâmri s’était vu refuser par le wali Algérien de Tizi-Ouzzou l’organisation d’une conférence sur la poésie kabyle .La conséquence en fut que les imazighens sont descendus dans la rue pour protester et ont commencé depuis à célébrer cet anniversaire sous le nom du « printemps noir » .Ensuite M. Mbark donna un bref aperçu biographique de la vie de Cheikh amer ,né en 1931,ce qui veut dire qu’il a vécu enfant la période dite « siba »et se rappelle encore de nombreux évènements historiques ,dont entre autres la naissance du mouvement national des années cinquante ,l’opposition dans ses beaux jours aux années soixante ;de même ,ajouta Mbarek, est-il au courant de tous les évènements d’importance d’actualité aussi bien culturelle que politique nonobstant sa cécité datant de sa première enfance .
Après ces jalons biographiques Mbarek informa l’assistance du déroulement de cette rencontre avec le cheikh 3mr qui allait se passer sous forme d’interview.
Mbark Taous : La première question que nous allons vous poser concerne la dénomination et la différence entre un poète (anchad) et un ménestrel (amediaz), pensez-vous être l’un ou l’autre ?
Cheikh 3mr : Un ménestrel ,ou ce qu’on appelle en Tamazight un « amediaz » est une sorte de troubadour qui gagne sa vie de ses chants ,qui ne sont pas toujours de sa composition et s’il compose lui-même des fois ,c’est à l’occasion pour se rapprocher d’un notable en vue d’un profit substantiel ,alors qu’un poète parle sous l’inspiration du moment et n’attend pas l’occasion bénéfique ,ce dernier est donc plus indépendant et peut se permettre de dire ce qu’il pense de manière métaphorique et poètique .Permettez-moi justement de vous réciter quelques vers que je viens d’improviser en cette heureuse occasion :
Tslim ɣifun amaydigran aḌar wataksulm ɣuri ayudmawn kull
Una dyusy zari ufrah duɣnan adaɣ yissli yasy lajr axatar
mqqar sarseɣ amarg tubɣ irebbi 3kalɣiwsbahi liɣ dinkka !
Je vous salue tous, ô vous que vos pas ont ici menés // nulle différence pour moi, n’est entre vous tous, mes honorables.
Vous qui êtes venu, transporté de liesse et de bravade // nous écouter et prendre récompense d’un tel geste pieux,
Malgré que j’aie dédaigné l’amour et me sois à Dieu repenti // Je n’ai point oublié, du tout, les fantasia que j’ai courues d’antan. (Traduction approximative).
-Mbark Taous : Quand est-ce que vous avez commencé à dire des poèmes Amazighs ?
-Cheikh 3mr : Je suis né dans un ksar où il n’y avait que six maisons Tizert,(voir en haut de la carte )
Où il n’y avait pas d’école non plus, je n’apprenais donc que ce que me rapportaient mes frères aînés de même que les izlan, vers de poésie qu’ils me récitaient à chaque fois qu’ils revenaient d’un ahidous à l’occasion d’un mariage .S’il y avait eu une école jadis dans mon ksar j’aurais été sans doute un savant érudit, mais c’est le destin. Plus tard j’ai commencé à composer mes propres poèmes dont certains n’étaient pas encore bien travaillés et qu’on pourrait taxer de naïveté,puis j’ai fini par composer des vers plus engagés .Ainsi j’ai composé mon premier poème en 1961 et le dernier en 2004. Les inchadens et imdyazen de cette époque là choisissaient de venir dans notre ksar en Automne, certains pour profiter des largesses des paysans en nature,à la fin des récoltes .C’était la saison où les travaux champêtres et sylvestres n’étaient pas très contraignants ;c’est alors qu’on organisait des joutes oratoires à l’occasions des différentes fêtes pastorales .
Après ces questions, le présentateur donna la parole à l’assistance pour que tout le monde puisse entrer en conversation avec l’invité d’honneur et lui demander les éclaircissements qu’il jugeait idoines sur son parcours artistique et son expérience de la vie .Le premier à prendre la parole, à cette occasion fut M. Atmane Haterbouch, l’un des fils du cheikh 3mr.
M.Atmane : Mon père est un militant, en ce sens que lorsque nous discutons lui et moi de l’actualité, je me rends compte qu’il est parfaitement au courant des
Systèmes politiques en place et des principaux évènements d’envergure sur la scène politique, tant nationale qu’internationale.
M. 3omar Taous : Azzul (bonjour) à toutes les personnes ici présentes. Nous devons rendre un vibrant hommage à notre glorieux poète ,qui est d’abord et avant tout un homme de parole fidèle à ses principes .Pour la petite histoire je me rappelle qu’étant déjà enfant j’allais chez Bakdour (vendeur de matériel audio local) afin de me procurer les cassettes du Cheikh 3mr.Par la suite j’ai appris à le connaître personnellement malgré la différence de l’âge et c’est alors que j’ai appris aussi à l’estimer en tant qu’homme confiant en lui et possédant à la fois la connaissance et la sagesse .La question qui m’a souvent torturé les méninges est de savoir comment notre cheikh a-t-il fait pour apprendre la langue Arabe ,quoiqu’ il n’ait jamais été scolarisé,comme il avait dit précédemment et bien malgré son handicap .
Cheikh 3mr : Je me rappelle qu’en 1951 j’ai voyagé à Meknés, et plus précisément à Agouraï, petite localité à 20 km de la ville, et c’est dans ce milieu que j’ai appris cette langue.
M.Alaoui Berhouchi : Tanmmirt (merci) à tous les présents Je remercie l’association organisatrice pour cette banderole qui nous rappelle et rend hommage à la lutte des Imazighens d’Imidr. Ma question va porter sur la ressemblance évidente entre l’Ahidous des Aït Hliddou et celui des Aït Morghads, car je me demande finalement qui a emprunté à l’autre les rythmes et la gestualité de cette danse.
Cheikh 3mr : Je pense qu’aussi bien Aït Merghads qu’Aït Hliddou ,avons pris ensemble l’Ahidous ,personne n’a rien donc emprunté ni pris celui de l’autre .
M.Moha ben Saïn : Je remercie Tilelli pourt l’organisation de cette rencontre avec notre poète .Je voudrais lui poser une question concernant la relation entre lui et le tarbouche rouge dit « tarbouch watani ».Certaines langues avançaient que 3mr Oumehfoud est d’abord l’anchad de Hizb Listiklal.
Cheikh 3mr : Le tarbouch m’a plu et je l’ai porté pour la première fois en 1950, c’était un symbole de la résistance contre la colonisation française .Le capitaine français en exercice à l’époque m’a demandé de l’ôter, je lui ai répondu : « Si tu n’avais pas ton képi militaire qui saurait que tu es capitaine ? », réponse sur laquelle il est resté coi. Un jour un autre capitaine, français également, m’a réitéré le même ordre d’enlever le tarbouch et Hjjar m’a dit « on t’avait demandé déjà de l’enlever et tu n’as pas obtempéré »,je lui ai répondu « je ne savais pas que j’allais vous retrouver ici également » après quoi je le lui ai donné et il l’a offert à Ounassr en lui conseillant d’en faire des semelles pour ses souliers ,c’est là que je n’ai pas pu me retenir et je le lui ai enlevé des mains par force .Suite de quoi j’ai été convoqué au tribunal,où l’autorité coloniale me l’a encore redemandé et je le leur ai donné .et je fus condamné à 2 mois de prison ferme pour le port de ce tarbouch .En prison ,un jour j’étais assis en train de déclamer l’un de mes poèmes favoris ,le capitaine en question m’a entendu ainsi que les you-you des femmes en réaction à mes chants ;c’est alors qu’il m’a remis le tarbouch et libéré ,me disant que je pouvais le garder parce que je suis un anchad de grand mérite .
M.Souhaïl Lfakir: Azzul. 3mmi 3mr , on vous attribue que vous avez dit un jour qu’un anchad emprisonné à cause de ses poèmes n’est pas un vrai anchad ,comment expliquez-vous cela ?
Cheikh 3mr : EnTachlhiyt, comme c’est le cas dans les autres langues il existe plusieurs niveaux de langue, populaire, mais aussi soutenu et le classique, il y a aussi des figures stylistiques comme la métaphore et l’allégorie ; et c’est le poète qui ne sait pas les cultiver et s’en servir à bon escient qui est jeté en prison, c’est donc un néophyte qui ne mérite pas encore le titre d’anchad.
M.Brahim Ouzda : Azzul. A mon avis il faudrait sauvegarder cette poésie ancienne dont les thèmes sont variés et connus .Seulement je voudrais interroger notre cheikh 3mr pour quelle raison n’est pas courant de voir cette poésie déclamer aussi des thèmes religieux. Ma seconde question, si vous le permettez, porte sur le fait que 3mmi 3mr persiste à utiliser le vocable « tachelhiyt » ; est-ce qu’il n’est pas encore convaincu d’employer le mot « Tamazight » pour parler de notre langue ?
-Cheikh 3mr : Tachelhiyt n’a pas encore terminé toutes ses épreuves.
M.3omar Taous : J’ai toujours entendu parler d’un anchad nommé « Lmelk », pour quelle raison l’a-t-on surnommé ainsi a 3mmi 3mr ?
-Aaaah ! Il est très fort celui là !je le connais aussi. On lui a donné ce pseudo parce qu’il est arrivé un jour lors d’une joute oratoire dans un ahidous qu’un autre anchad lui a manqué de respect et le dénommé « Lmelk » a répondu à cette offense par un izli (vers) dans lequel il demandé à Dieu d’éteindre la lumière des yeux de son adversaire .Quelques jours après celui qui l’avait insulté est devenu effectivement aveugle, et depuis l’on s’est habitué à appeler « Lmelk » (l’ange) ce poète extraordinaire.
M.Mbark Taous : Nous aimerion savoir maintenant, Cheikh 3mr ,quel genre de thèmes sont traités dans vos poèmes ?
-Je ne traite pas beaucoup les sujets sentimentaux d’amour et de frivolité ,je pense que l’anchad doit être engagé et traiter des sujets d’actualité sociale et politique.
M.3atmane haterbouch : Il a parlé de divorce, de solidarité,etc.…
Cheikh 3mr : La politique c’est des mensonges !
M.Mbarek Taous : Quel est donc selon vous l’avenir de la poésie et de l’ahidous en général actuellement ?
Cheikh 3mr : Elle n’a pas d’avenir, l’Internet a tout détruit.
M.Moha ben Saïn : Vous nous découragez beaucoup 3mmi 3mr,nous attendions de vous que vous nous disiez qu’il y aurait une continuité et que le fil ne serait pas coupé ,et voilà que vous nous dites qu’il n’ y a pas d’avenir ?
M.Brahim Ouzda : Le problème c’est que les gens capables de comprendre les subtilités de la poésie deviennent de plus en plus rares ,d’autres ont des difficultés pour former une phrase présentable ,que dire alors de la métaphore ,des images poétiques et de ses différentes nuances .
M.3omar Taous : Quant à moi je crois que la décadence de l’ahidous est due au fait que jadis il était une véritable école où l’on apprenait les bases élémentaires de la culture et des bienséances sociales et l’occasion aussi de s’informer oralement des nouveautés régionales et nationales ;tandis qu’aujourd’hui il est remplacé par d’autres moyens tels que l’école et les mass médias de différentes sortes…C’est pourquoi la jeunesse moderne a rompu avec ses racines culturelles,et avec les anciens modes d’expression authentiques tels que l’ahidous en bonne et due forme .Aujourd’hui nous n’avons point retenu ce qui est ancien ,ni n’avons pu suivre la modernité .
Ainsi prit fin cette merveilleuse rencontre avec l’un des derniers bastions culturels amazighs que symbolise Cheikh 3mr Oumehfoud .M mbarek Taous président de l’association Tilelli reprend la parole pour remercier de sa présence toute l’assistance qui a assisté à cette rencontre et pour réitérer la solidarité de l’association ,au nom de tous ses militants ,avec la résistance des habitants d’imidr et pour demander la libération expresse et sans condition des détenus politiques de la cause Amazigh Hamid Ouaddoch et Mustapha Oussaya ,toujours en détention arbitraire dans la prison de Sisdi-Saïd à Meknes .
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